▬ Ezeckiel ; Ange Déchu

Depuis la mort de sa mère en 1846, Ezeckiel n’a pas cessé d’écrire à Dieu. Elle ne postait jamais ses lettres, consciente que le Ciel n’avait pas d’adresse autre que celle de son âme. Elle gardait donc précieusement ses lettres dans une boîte fermée à double-tour qu’elle laissait près de la fenêtre de sa chambre pour que le patriarche puisse venir lire les lettres sans la réveiller.
Personne ne sait si la tendresse particulière de l’archange Gabriel et de Dieu à l’égard d’Ezeckiel sont issus de toutes ces lettres, néanmoins on sait qu’après sa mort, la jeune femme a continué d’écrire à Dieu. Pour elle, c’était devenu une sorte d’automatisme. Ses lettres toutes manuscrites ont traversé presque un siècle et demi d’Histoire. Elles n’ont jamais quitté la petite boîte en fer forgé mais d’autres boîtes sont venues rejoindre la première, devenue trop petite.
Mes mains tremblent en sortant la petite clé ronde et rouillée. La clé du passé d’Ezeckiel. Petite protégée de Dieu et de Gabriel. Que vais-je découvrir dans tes lettres ? Y auras-tu écrit pourquoi tu as disparu ? Ce qui t’as fait fuir si loin de chez toi ?
Je déverrouille lentement la boîte de tes souvenirs. Quels secrets y as-tu dissimulé ? Et.. Ai-je seulement le droit de savoir ? Le souffle court, j’attrape la première lettre.
Celle où tout a commencé.

10 juillet 1846
Galway

Je ne sais pas pourquoi je t’écris, je sais juste que je le fait avec la conviction que tu me liras et me comprendras. Tu ne sais peut-être pas qui je suis aux yeux des autres alors je vais me présenter telle qu’on me connaît : je m’appelle Ezeckiel (pas très irlandais j’en conviens) Asaliah Lynd. J’ai 10 ans et je suis la fille de William et Vesper Lynd. Papa est menuisier et Maman vient de mourir.
Papa, qui d’habitude ne pleure jamais, ressemble aujourd’hui à un petit garçon malheureux. Il me dit que je suis forte de ne pas pleurer. Je lui réponds qu’il n’y a pas à pleurer, Maman est avec les anges, elle est là où elle voulait être.
Je n’ai ni frère ni sœur, tu les as tous rappelés vers toi au début de la grande famine. J’ai deux chats tout maigres, Peluche et Goutte de lait qui sont très vieux tous les deux mais aussi très câlins. Ils dorment tout le temps avec moi ce qui faisait hurler Papa il y a quelques temps, disant que j’allais attraper la mort avec eux. Comme si on s’amusait à ça nous trois. Maintenant il s’est résigné je crois. J’aime pas faire ce qu’on me dit, j’ai l’impression d’être une esclave. Alors pour résoudre le problème de mon intolérance aux ordres, mes parents ne faisaient plus que les sous-entendre. J’ai compris leur manège rapidement mais n’ai rien dit. Je suis déjà assez difficile à vivre par moments pour jouer les tyrans avec eux. Et puis je veux pas les embêter mes parents, je veux juste qu’ils comprennent que je suis allergique à l’autorité. Elle me donne la nausée.
C’est tout pour aujourd’hui, j’ai mal au poignet.

3 Août 1847, 8 h 00

On est dans le bateau qui nous emmène en Amérique. Papa dit que nous serons à New York d'ici quelques jours. Tu y crois toi ? J'ai quitté mon Irlande, mes plaines humides, mes légendes et mes farfadets pour la terre de la liberté... J'espère qu'au moins là bas il y aura à manger.. Tu as déjà vu l'Amérique ? Sûrement que oui, tu vois tout toi...
J'ai gardé les premières lettres, je les ai mises dans une boîte à biscuits vide. Je la cacherai arrivée à New York, je veux pas qu'on lise nos lettres.
J'espère qu'il ne pleut pas trop entre tes nuages parce que nous ça menace de nous tomber dessus !

5 Août 1847, 17 h 20

J'ai mal au ventre. J'ai faim. C'est le déluge dehors. Si c'est toi le responsable je te jure je me vengerais !

7 Août 1847, 10 h

Welcome to America ! Ca y est, on est arrivés, installés et tout ça. New Yorl est IMMENSE ! Papa nous a trouvé une petite bicoque pas loin du port, il travaille là bas maintenant, sur un chantier naval. Son salaire est meilleur qu'à Galway mais il dit que c'est plus tellement ce qui lui plait, il préférait la menuiserie en Irlande. Moi je ne vais pas à l'école, je traîne avec les dockers et leurs enfants, ou alors je me promène dans New York. Finalement c'est pas si mal...

2 Octobre 1850

Dieu... Il y a un garçon dans les beaux quartiers, vraiment beau. Il joue du piano chaque fois qu'il me voit passer devant sa fenêtre. Hier il est venu me parler. Mais je me suis enfuie comme une idiote, sans rien répondre. Le soir je l'ai vu chercher dans le lotissement, voir si je n'y étais pas.. Mon cœur a battu si fort que j'ai du me cacher pour ne pas qu'il l'entende.

3 Octobre 1850

Il a des grands yeux verts clairs, pas charbons comme les miens.
Je crois qu'il s'appelle Jeremiah, j'ai entendu sa mère l'appeler pour qu'il rentre.

4 Octobre 1850

Il m'a dit je t'aime...
Et je n’ai rien répondu.

5 Octobre 1850

Qu'est-ce que ça fait quand on est amoureux, Dieu ? Ca fait rien ? Ca fait mal ? On a chaud ? On a froid ?
J'ai des fourmis partout dans le corps.

Ce fut ma position inconfortable et les courbatures que ça me provoquait dans les jambes qui me sortirent de ma torpeur. Je m'asseyais contre un mur, la boîte pleine des lettres d'Ezeckiel entre mes jambes croisées. Je les fixai quelques secondes, perdu dans mes pensées. Le Jeremiah dont elle parlait dans ses écrits devait être celui dont elle m'avait déjà parlé, une ou deux fois. J'ignorai alors jusqu'à quel point il avait marqué sa vie d'humaine. C'était son premier amour. Le seul. L'unique. Des amourettes on peut en avoir des tas mais un premier amour est singulier, remarquable, inoubliable. Curieux d'en savoir un peu plus sur la réaction qu'il avait eu, je prenais la lettre suivante. Elle était gondolée et l'encre s'effaçait sur les contours de l'unique mot écrit en plein centre du papier comme pour toucher le mille sur une cible.

Douleur

Je compris la raison des ondulations sur la feuille. Elle avait pleuré. Toutes les larmes de son corps... Mon cœur se serra de chagrin et de compassion. L'amour était rarement aussi magnifique qu'il n'y paraissait dans les bouquins. Elle l'avait appris à ses dépends.
Je sortis une pile de lettres et la posai non loin, j'en attrapai une au hasard dans la boîte.

13 Avril 1853

Ses mots m'ont fait mal. J'y repense encore aujourd'hui, après 3 ans, 2 déménagements et 5 autres relations. J'ai l'impression que mon cœur est meurtri par son passage et que personne n'arrivera à le réparer. Papa a de nouveau eu des problèmes avec son employeur, je crois qu'on va encore devoir quitter la ville. Après New York, Washington, Detroit, on va où tu crois ? Je pencherai bien pour Miami moi. Du soleil pour colorer un peu ma peau de morte, ça me ferait pas de mal non ?

5 Juillet 1854

Philadelphie ? Pas si mal en fait.

18 Août 1854

Un accident. Ils appellent ça un accident. Une cargaison de plusieurs tonnes qui tombent sur un homme, c'est ça qu'on appelle un accident ?
A croire qu'ils n'ont jamais perdu leur père ces cons là. Je fais quoi moi maintenant ? Je fais quoi ?

20 Février 1860

Je suis perdue Dieu. Je ne sais plus où j'en suis. Je ne sais même plus qui je suis. J'ai l'impression qu'avoir perdu mon père c'était perdre mon identité, ce qui me représentait, ce pourquoi je vivais... Regarde-moi. 24 ans. Ni mariée, ni fiancée. Le seul argent que je gagne c’est en travaillant comme serveuse au bar des docks. Il est si loin mon rêve d’actrice. Si loin. Le seul jeu que je peux jouer c’est une pantomine d’un bonheur qui m’a échappé. Ni belle ni moche, ni pauvre ni riche, ni vivante ni morte… Je ne suis plus rien. Plus rien du tout.

27 Février 1860

Voilà c’est terminé.
Je marche vers la mort avec l’espoir que, dans ta grande indulgence, tu m’accueilleras près de toi. Oserai-je te dire à tout de suite ?

La lettre tremblait violemment entre mes doigts crispés. Elle avait renoncé. A la vie, à l’avenir, à tout. L’ange qu’elle était aujourd’hui était bien différent de sa vie d’avant. Peut-être qu’ayant, à son sens, raté sa vie, elle avait décidé d’être la meilleure dans sa nouvelle vie… Non, cela ne lui ressemblait pas. Ezeckiel avançait selon son instinct. Elle ne devait rien à personne, ne voulait rien prouver. Nombreux qui connaissaient la jeune femme lui attribuaient un passé de femme extraordinaire qui avait changé le monde et dans sa vie d’avant, et dans son immortalité. La preuve de leur erreur se trouvait dans mes mains. Elle avait été comme les autres. Humaine. Avec la complexité des émotions, les violences de la vie et les différences sociales. Ezeckiel n’était pas différente des autres et… c’était ce qu’elle avait cherché désespérément à nous faire comprendre. A moi, à Dieu, à tous les anges de cette Terre, elle avait imploré qu’on ne lui accorde pas sa confiance, qu’elle était capable de tout gâcher. Personne ne l’avait cru. Pas même moi…
Soupirant de lassitude, je reposai la lettre avec les autres et attrapai la suivante, première de sa nouvelle vie dans le monde des Anges.

15 Mars 1860

Pardonne mon retard, j’avais besoin de réfléchir. C’est une lourde tâche que d’assumer son immortalité. Je me croyais morte, débarrassée des tourments de la vie et voilà que tu m’offres rédemption. Une nouvelle chance si on peut dire. Je ne sais pas comment je dois le prendre. Bien je suppose. C’est drôle, je n’ai pas l’impression d’être Ange. Je ne me sens pas différente d’avant. Je n’ai pas d’ailes, pas d’auréole, pas de grande robe blanche… Il n’y a que moi et ma conviction que je n’ai pas rêvé tout ça. C’est étrange quand même, pourquoi moi ? Pourquoi m’avoir sauvée ? Je n’allais plus à l’église depuis le temps. Il y avait juste mes lettres. C’est ça ? J’aimerais quand même qu’il y ait autre chose, je n’aime pas bénéficier d’un traitement de faveur. Même au Ciel.

20 Mars 1860

Je ne comprends pas ; ceux qui meurent renaissent immortel ailleurs que le lieu de leur mort, dans ce cas pourquoi suis-je revenue à Philadelphie ? Tu me diras personne ne me connaissait dans ma vie d’humaine. C’est pour ça ?
… Je pourrais presque en rire.

6 Avril 1860

Aider les autres. Voilà la mission des Anges. Mais que fait-on des meurtriers qui nous supplient de ne pas faire justice pour que leurs enfants ne se retrouvent pas orphelins ? Quelle est la limite à notre jugement ? A ton jugement et à celui de Satan. Il m’est plus facile d’aider ceux qui veulent l’être néanmoins je n’y trouve pas mon content. Ceux qui refusent mon aide sont plus intéressants. C’est presque comme un défi. Eux n’en ont aucune conscience mais pour moi cela devient palpitant. Parce que sincèrement, aider la vieille dame à traverser le passage clouté… Oui je sais je suis un monstre de prétention. Mais je n’ai jamais prétendu le contraire. C’est toi et Gabriel qui me surestimez. Je ne suis pas le Christ moi.

Un sourire caressa mon visage. C’était tout elle. Toutes ces lettres, il n’y avait qu’elle pour les avoir écrites. Nul ne pouvait en douter. Elle avait écrit avec son cœur, comme si le crayon et ses doigts appuyés dessus n’avaient été que des extensions de ses pensées. Ezeckiel vivait dans ce qu’elle écrivait. Dans les lettres qui suivaient et durant plusieurs décennies, elle continua de se poser autant de questions, elle parla des gens qu’elle aidait, des rencontres qu’elle faisait, de son goût sans cesse grandissant pour les causes perdues. Ezeckiel avait toujours manifesté cette inclination pour l’élégance. Ce n’était pas qu’une question vestimentaire. Elle avait toujours joui d’un accès direct aux choses et n’allait pas vers n’importe quelles choses. Cette attitude faisait grincer les dents de pas mal d’Anges. Elle balayait les réactions agacées d’un revers d’indifférence. L’opinion des autres n’avait jamais beaucoup compté à ses yeux. Ezeckiel était assez sélective sur ce à quoi elle attachait de l’importance et ce dont elle se fichait superbement. J’avais, vainement, essayé de lui insuffler un peu plus de magnanimité mais si elle savait se dévoyer corps et âme pour une cause, elle était aussi une tête de pioche chevronnée quand il s’agissait de changer son comportement. Elle prenait les gens tels qu’ils étaient, avec leurs forces et leurs faiblesses. C’était un juste retour des choses qu’ils agissent de la même façon avec elle. Non ?

14 Novembre 1916

Les Immortels sont si nombreux ! Chaque jour j’en rencontre de nouveaux. Gabriel accueille les plus déroutés. Comme ils me voient souvent avec lui, ils s’imaginent peut-être que je suis quelque chose s’apparentant à une assistante. Une assistante de l’assistant de Dieu ! La bonne blague. Du coup ils n’hésitent pas à venir me voir jusque chez moi. Fais-moi penser à changer le numéro du code en bas. Ils vont m’obliger à déménager. C’est pas l’Armée du Salut chez moi. Pas loin je sais mais quand même. Je suis pas un guide pour Anges perdus. Eux ils ont l’excuse d’être, ou plutôt ils sont sensés être, clairvoyants. Les Humains eux sont aussi aveugles que les taupes d’un jardin. C’est tellement… facile de céder à la tentation, de jouer avec eux comme le font les Démons. J’ai l’impression que la ligne entre nos deux clans est plus mince et plus fragile que ne l’affirment Dieu et Satan.

Que fais-tu contre la guerre ? Tu attends que ça se passe ?

29 Août 1918

Alors c’est ça… ? La grande mission des Anges. Regarder les Humains s’entre-tuer à la guerre et ne pas intervenir. Tu sais ce que je crois ? Que tu te caches derrière ton statut de divinité omnisciente. Tu laisses les gens croire en toi à un tel degré que même lorsqu’ils prient pour toi afin que tu cesses les guerres dans le monde et que tu ne fais rien, ils arrivent à se dire que tu ne décides pas pour les Hommes. Ils se disent que si les maladies frappent les plus démunis ce n’est qu’un coup du sort et non pas une mollesse de leur Dieu. Ils ont FOI en toi ! Tu les gaves d’espoir et de croyances. Ils vomissent leurs confessions en croyant aveuglément que tu les purifies et que tu les pardonnes. Mais le véritable coupable c’est toi. Toi et uniquement toi. Tous les Anges que tu as bernés.. Je n’en reviens pas. Tous ces crimes en ton nom et toi qui ne bouge pas d’un iota. Tu es pathétique. Bouffi de suffisance et rongé par le besoin de reconnaissance de ces pauvres Humains. Les mots me manquent tant le sentiment de trahison m’étreint le cœur. J’ai cru en toi tu sais. Toute ma vie j’ai cru en toi.
Mais maintenant…

Je fixai les derniers mots qu’elle avait écrits, cinquante-deux ans plus tôt. Etait-ce.. la guerre ? Uniquement la guerre qui avait décidé du départ d’Ezeckiel ? Car c’était bien la date qui correspondait à sa disparition. Du jour au lendemain, elle s’était volatilisée de Philadelphie. Ma question demeurait sans réponse. Etait-ce uniquement la guerre ou y avait-il eu... autre chose ?

Ce qu’elle était devenue après sa disparition, je l’ignorais. Elle s’était révélée à moi un jour, dans une chambre de l’hôpital où je travaillais. M’avait fait jurer que je ne dirai rien à personne de son retour en ville. Je l’avais observée longuement. Les cheveux relâchés formant une cascade sauvage et noire tourbillonnaient autour de son visage maquillé de noir et de rouge sang. Elle était habillée d’une manière que je ne lui reconnaissais pas. Court. Très court. Trop court ! Jamais je ne l’avais connu accoutrée aussi insolemment. Elle aurait dévergondé le plus fidèle des promis. Sa tenue était odieusement sensuelle et je détournai le regard, mal à l’aise face à celle que je considérais autrefois comme ma fille. Non. Que je considérais toujours comme ma fille. Même si elle était habillée comme… comme une… Je ne me résolvais pas à prononcer ce mot. Pas quand il concernait Ezeckiel. Consciente de mon trouble, elle hocha gravement la tête et mon regard s’attrista. Je sentis sa main caresser lentement ma joue. Elle m’arracha la promesse de ne pas la chercher. Si elle avait besoin de moi, elle saurait où me trouver. Elle m’assura que tout allait bien, mieux. Ezeckiel avait toujours été une piètre menteuse. Ou peut-être était-ce moi qui tâchais de m’en convaincre…

Elle ne boit que du vin rouge depuis qu'elle a craché du sang après avoir bu un alcool plus fort.

Elle s'est jeté du haut d'un pont et s'est noyée. Son père mort, elle n'avait plus personne pour qui vivre. Ezeckiel n'a jamais considérée la mort comme une fin. Elle l'appréhendait plutôt comme un moyen de ne plus être seule. Humaine elle ne s'est jamais beaucoup liée aux autres. Par peur sans doute. Elle a toujours et aura toujours peur de souffrir. Tous ses actes sont orientés dans le but de souffrir le moins possible.